Actif en République démocratique du Congo depuis plus de quinze ans, j’entretiens d’excellentes relations aussi bien avec Joseph Kabila qu’avec d’autres chefs d’état de la région jouant un rôle éminemment central dans la crise congolaise, notamment Paul Kagame (Rwanda) et Yoweri Museveni (Ouganda). Fort de cette expérience, je suis sidéré de l’incapacité de la communauté internationale à percevoir que le « Grand Congo » est à la merci de ses petits voisins.
Ils sont venus, ils ont vaincu, puis… ils sont repartis. Il faudrait être plus que candide pour croire que les rebelles du M23 ont pendant douze jours occupé Goma, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), uniquement pour se rappeler au bon souvenir de Kinshasa et du monde extérieur avant de se fondre de nouveau dans les collines alentour. La communauté internationale se bercerait également d’illusion en se persuadant que ses pressions sur le Rwanda ont cerclé d’une ligne rouge à ne plus franchir l’État du général-président Kagamé. Ce dernier, ayant fait du génocide des Tutsis en 1994 le bouclier de son impunité, vient au contraire d’apporter la preuve de son emprise décisive sur son grand voisin. Voulez-vous la paix dans l’est du Congo ? Alors, il faut en négocier le prix à Kigali.
On pourrait appeler cela la « loi du post-mobutisme ». En effet, pour chasser du pouvoir le maréchal Mobutu, alors qu’il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même en raison d’un cancer terminal, les voisins orientaux du Congo – principalement l’Ouganda et le Rwanda – ont organisé sa succession manu militari. En octobre 1996, une première « rébellion congolaise » est sortie du sol, toute en armes, treillis de camouflage et bottes en caoutchouc, pour marcher sur Kinshasa. Figure de proue sans corps armé à lui, Laurent-Désiré Kabila, otage des troupes rwandaises, a pris les rênes à Kinshasa. Après son assassinat en janvier 2001, son fils Joseph lui a succédé au pouvoir comme se sont succédées les « rébellions ». En 2009, un partage des richesses minières dans l’est a été conclu entre Kabila-fils et Kagamé. Cette paix des pillards était fondée sur l’intégration dans l’armée congolaise des rebelles télécommandés par Kigali. Or, au mois de mars, passé le cap de sa réélection frauduleuse, Joseph Kabila a rompu ce pacte pour le réécrire en sa faveur. La suite est connue. Pour l’avenir prévisible, cette suite sera sans fin. Comme le soleil, les rébellions se lèveront à l’est tant que le Rwanda n’aura pas sa part des diamants, de l’or et du coltan.
Si l’est du Congo est martyrisé, Joseph Kabila et la classe politique à Kinshasa n’en sont pas pour autant des victimes innocentes de leurs voisins orientaux. D’abord parce qu’il se trouve toujours un parti d’opposition dans la capitale congolaise – à présent c’est celui de Vital Kamerhe – qui ne demande qu’à monter dans les fourgons rwandais pour se faire conduire au pouvoir. Ensuite parce que Kabila-fils a de facto effrité le Congo en trois : l’est swahiliphone qu’il ne cesse de se disputer avec les Rwandais et les Ougandais ; Kinshasa et le « pays du fleuve » où le lingala sert de langue véhiculaire et où l’actuel chef de l’Etat n’a jamais été populaire ; enfin, le Katanga, la province méridionale du cuivre et du cobalt dont est originaire Joseph Kabila mais qu’il a bradée aux groupes miniers belges, canadiens et chinois.
Comment cette dictature concessionnaire s’est-elle mise en place ? Poser la question revient à pointer du doigt la responsabilité de la communauté internationale. En 2001, Paris et Washington n’avaient rien de plus urgent à faire qu’à adouber l’inconnu qui venait de prendre la place de son père en successeur dynastique. Belle leçon de démocratie ! Elle a été entérinée en 2003 quand, en vertu des accords de Sun City négociés sous la houlette sud-africaine, le pouvoir au Congo a été partagé selon la formule « 1 + 4 », lisez : un président de fait entouré de quatre chefs de guerre reconvertis en vice-présidents. En 2006, une élection présidentielle que l’on aurait voulue juste et équitable a fait le tri des ambitions : le survivant face à Kabila, Jean-Pierre Bemba, a été éliminé au second tour. Bien qu’il ait réuni sur lui 42 pour cent du vote populaire, Bemba a été forcé à s’exiler puis s’est vu arrêter par la Cour pénale internationale pour sa responsabilité hiérarchique présumée dans des crimes de guerre commis par ses forces en Centrafrique. Après avoir fermé les yeux sur la fraude électorale au Congo, la communauté internationale a prêté son bras judiciaire à Kabila pour faire le vide autour de lui.
Le résultat : l’élection présidentielle en novembre 2011 n’a même plus sauvé les apparences d’un scrutin régulier, la plus importante mission de paix des Nations unies dans le monde – 17.000 casques bleus, 1.500 policiers et plus 3.000 civils au service de la démocratie et des droits de l’homme – cautionnant une farce. De la même façon, 1.500 soldats de paix onusiens viennent d’assister, impuissants, à la conquête de Goma, une ville frontière d’un million d’habitants. En définitive, les casques bleus n’y ont assuré que la libre circulation des tueurs et pillards entrants ou sortants – des soldats réguliers, battus mais autorisés à revenir, et des rebelles, vainqueurs mais contraints d’abandonner le terrain. Quant à la protection de la population, mieux vaut-il ne pas demander aux intéressés. Spoliés du peu qu’ils avaient, les habitants de Goma ont vécu deux semaines pendant lesquelles la mort pouvait frapper à leur porte à tout moment. Les victimes ont été surtout les plus actifs et les plus engagés d’entre eux, soit précisément les membres de cette « société civile » dont l’ONU se gargarise de vouloir favoriser et sécuriser la libre expression.
Ainsi piétine le Congo, un Etat d’exception. On pourrait remonter à Léopold II et à la « cueillette rouge » – rouge de sang – du caoutchouc naturel ; ou à Mobutu en oubliant, bien souvent, que sa première décennie au pouvoir – avec des taux de croissance près de 10 pour cent – était ce que le Congo a vécu de mieux depuis son indépendance. Car la suite, y compris cet après-guerre froide qui devait enfin voir fleurir la paix et la démocratie aussi dans le Tiers monde dont les « petites guerres » nous avaient épargné une Troisième guerre mondiale, a été pire. Plus que jamais, l’exception est la règle au Congo : le pouvoir s’y prend encore par la force, désormais de père en fils ; et l’étranger s’ingère toujours, dorénavant non seulement en tirant les ficelles à partir des grandes capitales occidentales mais, aussi, en fournissant kalachnikovs, uniformes et bottes à partir de Kigali. Le « grand Congo » est à la merci d’un petit voisin. Hier comme aujourd’hui, seul comptent les richesses du pays. La population n’en fait pas partie. Elle est abandonnée au plus fort.
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