En République démocratique du Congo, la découverte d'une fosse commune continue de susciter bien des questions. La nuit du 19 au 20 mars dernier, 421 cadavres ont été inhumés dans un cimetière à près de 100 km de Kinshasa. Qui sont les personnes qui ont été enterrées dans cette fosse ? S'agit-il d'indigents, comme le dit le pouvoir, ou d'opposants politiques, comme d'autres le suspectent. Une enquête a été ouverte sur place mais permettra-t-elle de faire la lumière? Nombreux sont ceux qui doutent de l’impartialité de la justice. L'affaire témoigne en tout cas du manque de confiance d'une partie grandissante des Congolais envers le pouvoir en place et des peurs liées à la brutalité des services de renseignement.
La police scientifique a confiné la zone. Une barricade a été dressée à hauteur d'homme, sur à peu près 25m². A cet endroit, désormais sous surveillance, 421 corps sortis de la morgue de Kinshasa ont été ensevelis. La nuit de l'inhumation, entre 2 et 4 heures du matin, l’odeur des cadavres était apparemment à ce point pestilentielle, que les voisins auraient été sortis de leur sommeil. Ils auraient immédiatement alerté les Nations unies.
Sur place, nous accompagnons le procureur chargé de l'enquête. Un chapeau Stetson vissé sur la tête, l'homme à la barbichette soignée est affable. Il entend jouer la transparence. Autour de lui, un escadron d'officiers de police judiciaire, blouse blanche siglée sur le dos, nous escorte.
D'emblée pourtant, une réponse du procureur interpelle. Plus d'un mois après les faits, Ghislain Mwehu Kahozi ne semble toujours pas savoir précisément qui a été enterré ici en pleine nuit. "L’identité au sens strict, je pense qu'il serait prématuré pour moi de pouvoir vous le confirmer".
Le procureur a pourtant publié un rapport d'enquête intermédiaire qui semble éloigner toute hypothèse suspicieuse quant aux corps ensevelis à Maluku alors que cette question primordiale de l’identité des dépouilles n'est pas élucidée.
Lors de cette visite, clairement organisée, pour ne pas dire mise en scène, pour notre équipe, nous sommes suivis de près. Toutes nos questions sont consignées par l'un des magistrats instructeurs présents sur le site. L'un des experts scientifiques en blouse de laboratoire nous filme ostensiblement, en permanence.
Est-ce une manière de nous montrer que l'enquête est en de bonnes mains, que rien n'est laissé à l'approximatif et que le procureur prend l'affaire au sérieux? L'homme se dit en tout cas déterminé à établir la vérité. "Si les enquêtes révèlent qu'il faut procéder à une exhumation, nous procéderons à l'exhumation", affirme-t-il.
Alors, qui est enterré dans cette fosse commune? Certains imaginent qu'on pourrait y trouver quelques uns des manifestants et opposants politiques qui ont disparu après leur arrestation lors des manifestations en début d'année à Kinshasa.
Trois jours durant, entre le 19 et le 21 janvier, les partis d'opposition et certaines associations des droits humains ont défilé dans la capitale congolaise pour s'opposer aux velléités de modification de la loi électorale qui aurait pu permettre au Président Kabila de se représenter pour un troisième mandat. Il y a eu de nombreuses interpellations. Certaines personnes ne seraient plus réapparues depuis.
Indigents ou opposants politiques?
Au parlement congolais, la fosse commune de Maluku prend des allures d'affaire d'état. Interpellations, questions orales, les députés demandent que le mystère lié à cet enterrement collectif nocturne soit levé.
"Nous sommes convaincus que ce sont les corps des manifestants arrêtés que l'on a enfouit en terre", s'exclame Albert Lucien Puela, un député de l'opposition du Parti pour la Renaissance du Congo (Reco).
"Si l'on n'a rien à cacher, pourquoi aller enterrer des gens nuitamment? Il y a anguille sous roche!". Pour seule explication les députés ont obtenu un document de la morgue. A la date du 19 mars 2015, on peut lire que 421 personnes ont été inhumées dont 23 abandonnés, 34 indigents, 300 bébés morts-nés et puis surtout 64 personnes non identifiées.
"Les 64 corps non identifiés, ce sont quels corps?", s'interroge Martin Fayulu, le chef de file du Parti d'opposition Ecidé, "C'est un charnier parce qu'on a mis 421 corps ensemble dans une fosse commune! C'est une opération criminelle réalisée en catimini. On a tué des gens lors des opérations Likofi (NDLR : opération de "nettoyage" de la ville en vue de la débarrasser de ses voleurs, menée fin 2013) et lors des manifestations du 19 janvier 2015. Le gouvernement, l’Assemblée nationale veulent étouffer cette affaire. Nous demandons donc une enquête indépendante avec prise d'ADN". Le député affirme n'avoir toujours pas vu ou lu aucune liste présentant les noms des personnes inhumées à Maluku.
"Figurez qu'il y a des ratures sur ce document" surenchérit Samy Badibanga, député UDPS. "Il y a des chiffres tapés à la machine et d'autres qui sont écrits à la main. Nous savons tous que pendant les événements de janvier il y a eu des morts. Nous sommes allés jusqu'à l'hôpital central et la morgue était fermée et protégée par des militaires en tenue et donc nous ne savons pas ce qu'ils ont fait de ces corps. Tout est possible. Nous voulons donc l'intervention d'un légiste à Maluku. Les corps enterrés là sont-ils morts par balle ou pas?".
Et cet autre député d'opposition de trancher : "S'ils n'ont rien à se reprocher qu'on puisse faire des autopsies! Mais dès lors qu'ils refusent l'autopsie, cela veut dire quoi? Qu'il y a des cas tendancieux!". Jean Claude Vuemba Luzamba de l'UDPS se fait même accusateur : "Nous sommes persuadés qu'il y a les nôtres qu'on a tués et qui sont là! Alors qu’un test ADN sorte et que leurs identités viennent".
Les députés de l'opposition demandent qu'une enquête internationale et indépendante soit ouverte.
La mission des nations unies au Congo (Monusco) et plusieurs partenaires internationaux, dont la Belgique, font d'ailleurs pression dans le même sens.
"Ce sont les populations elles-mêmes, incommodées par les odeurs nauséabondes, qui ont averti la Monusco", explique le Directeur des informations publiques de la Monusco, Charles Bambara. "Nous avons en tout cas quelques interrogations", poursuit-il, "beaucoup de gens ont des interrogations. Et il faut éclaircir le débat pour taire les rumeurs et en finir avec ce dossier. Je crois que c'est important. Nous avons déjà demandé une exhumation. Les autorités disent "si cela est nécessaire, nous le ferons" donc nous attendons de voir".
L'enterrement de routine d'indigents
Le gouvernement congolais ne l'entend pas de cette oreille. "Je crains que le crédit de la Monusco ne soit pas toujours mérité", tranche Lambert Mende, le porte-parole du gouvernement.
"C'est une dénonciation politique de la Monusco qui a pris pour habitude ici de dénoncer, puis de chercher des explications après". Pour le ministre de l'information il n'est pas question d'exhumer.
L'enterrement d'indigents en tombe commune serait la routine dans une mégalopole de 11 millions d'habitants. "Dans cette ville, il meurt 600 personnes chaque jour. On enterre beaucoup d'indigents. Nous aurions voulu que les familles puissent s'occuper de leurs morts, tel n'est pas toujours le cas. Cette tombe commune est un cas parmi des centaines d'autres depuis l'année 1952. Il n'y a aucune activité criminelle qui soit lié à cet enterrement du 19 mars dernier", conclut le ministre.
Mais pourquoi s'opposer à une exhumation si la procédure est réglementaire et que cela permettrait de dissiper les rumeurs et les suspicions? Lambert Mende a une réponse claire : "On ne déterre parce qu'un journaliste demande qu'on déterre! On ne déterre pas parce qu'un Ministre en Belgique veut se donner le beau rôle en disant qu'il faut déterrer. On déterre parce qu'on a des raisons de croire qu'un crime a été commis. Alors, où est la raison? Où est la dénonciation? Où est le nom de la personne qui a disparu?
Des disparus et des plaignants, il y en a pourtant beaucoup."Nous avons enregistré une centaine de familles qui recherchent le leur", explique l'avocat Georges Kampiamba, de l'ACAJ, l'Association congolaise pour l'accès à la Justice. "La plupart ont disparu durant l'opération Likofi. Mais nous avons aussi 45 autres personnes manquantes depuis les manifestations de janvier".
L'avocat nous présente une femme dont le fils a été arrêté chez lui, la nuit, lors d'une opération musclée des services secrets. Il n'a plus donné signe de vie depuis 17 mois. Nul ne sait s'il est emprisonné ou s'il a été abattu. La famille n'a jamais pu voir son corps. Ce père de famille a vécu pour sa part une opération identique : "On a jeté mon fils dans la Jeep, sans plaque d'immatriculation. Les policiers avaient des cagoules". Et Georges Kampiamba de conclure : "Nous sommes en face de crimes contre l'humanité dont il faut s'occuper sérieusement!"
Le défenseur des droits de l'Homme, Jean-Claude Katende affirme quant à lui posséder une trentaine de noms de personnes portées disparues, sans aucune trace. Elles ne sont ni dans les prisons, ni dans les bureaux des services secrets ou de l'agence nationale de renseignement (ANR). "Toute personne qui irait se plaindre auprès des services de sécurité, serait victime de représailles", affirme même le Président de l’Association africaine des droits de l'Homme (ASADHO), "les gens sont dans la peur. Ils n'ont plus confiance dans les institutions judiciaires".
Volonté de transparence du gouvernement
Les autorités congolaises affirment que cet enterrement collectif s'est passé dans le respect des procédures, conformément à une réglementation de l'époque coloniale de 1952.
Le ministre de la Justice évoque d'ailleurs une enquête de routine. Il dénonce des allégations mensongères, des manœuvres politiques à quelques mois d'échéances électorales majeures dans le pays.
"Je pense que des gens ont le goût du sensationnel, et voudraient trouver un scandale", affirme Alexis Thambwe Mwamba. "Au total, on a dix familles qui disent ne pas savoir où sont les membres de leur famille".
Est-ce insuffisant pour ouvrir la fosse commune? "Mais on peut alors ouvrir toutes les tombes de Kinshasa", tranchera le ministre de la Justice. Il se veut d'ailleurs rassurant quant aux craintes exprimées par ceux qui affirment ne pas oser porter plainte.
Une vidéo extrêmement dérangeante circule pourtant depuis quelques jours. Tournée de toute évidence à la morgue centrale de Kinshasa, à une date indéterminée.
On y voit une dizaine de cadavres ensanglantés, renversés par des policiers militaires sur des brancards et emmenés à l'intérieur de la morgue. Cette vidéo témoigne selon l'ONG Human Rights Watch (HRW), de certaines pratiques pour le moins brutales. "Cela montre un système où les gens peuvent être tués par les forces de sécurité, rassemblés dans des camions et jetés à la morgue", explique Ida Sawyer, chercheuse pour HRW, en mission au Congo. "Donc, il est possible que les victimes de la répression des forces de sécurité de l’État se trouvent dans la fosse commune à Maluku".
Alors Maluku crime contre l'humanité ou évacuation habituelle d'une morgue engorgée où défilent près de 600 corps par jour? L'issue de l'enquête reste entre les mains du procureur. L'homme clame son indépendance. Il affirme qu'il ira au bout de son investigation sans contrainte ni pression. Pourtant, les proches des personnes disparues risquent bien de très vite se confronter à une certaine absurdité du système judiciaire congolais.
"Il faut pas seulement alléguer que telle personne est portée disparue, il faut d'abord prouver l'existence de cette personne sur cette terre", explique Ghislain Mwehu Kahozi en faisant référence à la procédure imposée par le code de la famille en vigueur en RDC. "Donc, ceux qui allèguent que les leurs ont été enterrés ici, doivent d'abord prouver que ces personnes ont réellement existé ". Pour prouver que les disparus ont bel et bien disparu, les familles devront d'abord décrocher une décision de justice qui confirmera la disparition. Ce n'est que sur cette base que le procureur chargé de l'enquête pourrait ordonner l'exhumation des corps.
La fosse commune de Maluku pourrait bien garder ses secrets éventuels à jamais...
Régis De Rath
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